La délinquance dans les filiales


Alerte à la délinquance économique dans vos filiales

Bureau du juge des faillites : Wolfgang Andreas (1) transpire à grosses gouttes. Il y a quelques jours il a compris que le directeur de la filiale locale de la firme allemande que Wolfgang dirige avait fait fonctionner, au sein même de la filiale, une deuxième entreprise qui vendait des produits concurrents à ceux de la maison mère.
La combine était particulièrement juteuse : l’entreprise parasite du directeur utilisait les moyens de communication, l’informatique et du personnel (complice) de la vraie filiale ; les produits étaient stockés à côté de ceux de la maison mère et livrés par les mêmes camions. Parti avec la caisse, le directeur avait bien sûr omis de payer des dettes, dont la justice demande maintenant le paiement à la vraie filiale. Le juge, lui, ne veut pas comprendre que Wolfgang Andreas et sa multinationale sont en fait victimes de délinquance économique.
Il s’en suivra des années de procédure pendant lesquelles des centaines de millier d’euros seront dépensés en frais d’avocats et autres expertises pour éviter de payer les millions dus par le directeur de filiale indélicat. Pire, affaiblie par le détournement de sa clientèle et désorganisée par le départ soudain d’une grande partie de l’équipe de vente complice, la filiale sera finalement fermée. Le marché local, très important pour la firme allemande, sera abandonné pendant plusieurs années. La marque, complètement discréditée, ne sera plus jamais utilisée.
Par contre, le directeur de la filiale et ses complices ne seront jamais inquiétés et obtiendront même de confortables indemnités de licenciement.

1. Délinquance économique : un phénomène universel et multiforme

L’histoire qui précède est véridique. On entend parler de problèmes de ce genre en Chine ou en Argentine. Pourtant, la scène se passe au tribunal de commerce de Bobigny et le directeur de filiale en question ainsi que tous ses comparses étaient tout ce qu’il y a de plus français.
La délinquance économique dans les filiales étrangères est un phénomène universel et multiforme. Il se caractérise par sa gravité avec des effets toujours destructeurs pour les filiales, quelques fois fatals pour les maison-mères.
Le problème est récurrent. Dans un documentaire (2) consacré à l’implantation en Chine d’un équipementier automobile français, le jeune responsable financier de la filiale chinoise explique comment il a découvert par hasard une organisation montée par son responsable commercial et son directeur de la production qui ont acquis en sous-main de vieilles machines de la filiale et les ont installées dans une usine des environs. Disposant de toute l’information commerciale sensible, ils se sont mis à offrir des prix systématiquement inférieurs à tous les clients et prospects de l’entreprise. Le jeune homme s’estime heureux d’avoir pu détecter assez tôt les comportements délictueux et donne l’exemple d’une autre entreprise française dont la filiale a été pillée jusqu’à que plus rien n’intéresse les délinquants (tous membres de sa direction) qui l’ont alors abandonnée – on peut deviner dans quel état – pour rejoindre leur propre entreprise.
Mais il ne faut pas croire que la délinquance économique dans les filiales est circonscrite à la Chine. Dans une étude (3) consacrée à ce problème, nous avons recensé plusieurs dizaines de cas de délinquance économique qui affectaient des filiales d’exportateurs de toutes origines et tous secteurs dans des pays aussi variés que l’Argentine, le Brésil, les Etats-Unis, l’Italie, le Mexique, la Suède et bien sûr… la France.

Différents types de comportements délictueux

Les principaux comportements délictueux incluent les absences de l’équipe dirigeante locale et son manque de travail le plus souvent dus au fait que les managers étrangers se consacrent en priorité (sinon exclusivement) à d’autres affaires.
Ce dernier problème implique en général l’utilisation des équipements et des personnels de la filiale pour développer ces affaires parallèles. Le vol d’argent, de stocks et d’équipements par le personnel local est également très répandu.
Enfin, le détournement des secrets industriels et commerciaux est fréquent. De nombreuses entreprises sont aussi affectées par de graves problèmes légaux : marques et permis de ventes enregistrées au nom de tierces parties et procès en cours (souvent de la part de l’administration fiscale voulant récupérer des impôts impayés mais comptabilisés comme tels) inconnus du siège.
De nombreux problèmes dus au népotisme nous ont été rapportés. Les plus graves impliquaient des liens entre l’équipe dirigeante de la filiale et les commissaires aux comptes ou les auditeurs chargés de vérifier la comptabilité.
Les conséquences de ces actes de délinquance sont multiples : pertes financières, pertes de chiffre d’affaires, impossibilité de vendre dans certaines zones géographiques car les marques ont été enregistrées au nom d’entreprises tierces. La plupart des filiales ont dues être fermées. Plusieurs maisons mères ont été entraînées dans la faillite de leurs succursales. Vu l’impunité dont jouissent ces types de délinquants dans la plupart des pays et l’impossibilité d’obtenir réparation de ces préjudices devant la justice, il est crucial de mettre en place une politique de prévention.

2. Comment vous protéger contre la délinquance économique

L’analyse des différents cas que nous avons pu observer montre qu’il existe plusieurs facteurs menant à la délinquance économique dans les filiales.
Tout d’abord, ce sont les actifs de la filiale qui éveillent les convoitises : cash, stocks, équipements mais aussi les intangibles comme le portefeuille de clients, les marques, le savoir-faire technique.
Un autre facteur déclenchant est le manque d’intégration du personnel local (étranger) dans l’entreprise. Sans perspective de promotion intéressante et aussi, sans le contrôle social qui existe dans des groupes humains cohérents, les managers locaux choisissent souvent de maximiser leur intérêt personnel à court terme plutôt que d’envisager une stratégie gagnant-gagnant avec leur employeur sur le long terme.
Un facteur aggravant de ces relations de cause à effet est le déficit d’information de la direction du siège par rapport au personnel local. La plupart de ces comportements délictuels sont impensables au siège car ils seraient immédiatement détectés. La distance géographique entre la maison mère et sa filiale agit comme un écran qui empêche la direction du siège d’avoir une connaissance adéquate du fonctionnement de la filiale.
De plus, les différences culturelles et de pratiques des affaires entre le pays du siège et celui de la filiale provoquent, pour les managers du siège, une désorientation cognitive (4) qui rend difficile la compréhension des situations dans la filiale et qui complique le choix de programmes d’action appropriés.
Au bout du compte, cette situation illustre l’adage : « Propriété n’est pas contrôle ». Ces filiales appartiennent en titre au siège mais ce dernier est incapable de les contrôler.
Les solutions pour se protéger de la délinquance économique dans les filiales passent donc par l’atténuation des facteurs déclenchant. Comme indiqué dans le tableau ci-contre, nous recommandons : (a) de se doter des moyens de contrôler les filiales, (b) de réduire le montant des actifs dans les filiales ou, de façon plus radicale (c) d’éviter l’ouverture de filiales !

Se protéger de la délinquance économique

a) Contrôlez vos filiales.

Les détails du fonctionnement d’une filiale et ses résultats doivent être parfaitement connus du siège. Pour cela, des visites régulières et prolongées par un superviseur très expérimenté sont nécessaires. Les délinquants sont souvent des hôtes exquis qui savent « balader », dans tous les sens du terme, les responsables du siège venus en touristes.
De plus, des visites régulières de contrôleurs de gestion sont essentielles. Ces contrôleurs, aussi très expérimentés, doivent pouvoir juger, par exemple, si les retards de paiement de tel client sont dus aux pratiques habituelles en Argentine ou s’il s’agit d’un acte intentionnel d’un client lié au (ou propriété du) directeur de la filiale.
Ces visites ne dispensent pas de l’obligation de la présence d’au moins un expatrié ayant toute la confiance du siège. Pour des pays problématiques et des activités sensibles, plusieurs expatriés sont recommandés à tous les postes sensibles. Si tout cela n’est pas suffisant, il convient d’utiliser aussi les services d’une firme multinationale (éviter les entreprises locales) spécialisée dans la sécurité des entreprises. Il est important que cette entreprise soit sélectionnée, engagée et directement supervisée par le siège ou par un expatrié de toute confiance. L’intégration du personnel clé local à l’entreprise permet aussi de réduire les actes de délinquance. Visites au siège, formation et surtout possibilités de promotion au siège et dans d’autres filiales rendent, pour ces employés, la loyauté plus attractive que la délinquance. Enfin, des programmes d’incitations financières ciblés (par exemple ceux qui récompensent le reporting régulier et détaillé) et généreux sont aussi de puissants facteurs favorisant la loyauté.
Le contrôle de filiales étrangères a un coût élevé. Nous estimons à environ 25 % du chiffre d’affaires le coût global du contrôle de filiales importantes dans des environnements hostiles. De plus, ce contrôle requiert du personnel spécialisé et très expérimenté dont beaucoup d’entreprises, particulièrement les PME, ne disposent pas.
Ils convient donc d’envisager des solutions moins exigeantes en termes de ressources.

b) Réduisez le montant des actifs dans les filiales.

Il s’agit de réduire les actifs pouvant éveiller la convoitise des personnels locaux. Les stocks sont des cibles privilégiées. Il faut se demander si des stocks sont nécessaires dans toutes les filiales d’une région ou si un stock centralisé dans une seule filiale et très contrôlé pourrait faire l’affaire. Il faut éviter à tous prix le transfert d’actifs stratégiques.
Par exemple, en maintenant au siège la fabrication de pièces ou modules sensibles qui seront intégrés tels quels par la filiale. De plus, de nombreuses entreprises rapatrient leur Recherche et Développement vers le siège ou vers des pays sûrs. En effet, à quoi cela sert-il d’investir dans la R&D si vos concurrents en bénéficient autant que vous ? Dans la protection contre la délinquance économique, les mesures les plus radicales sont aussi les plus économiques.

c) Evitez l’ouverture de filiales.

Il existe de nombreux modes de présence à l’étranger et aucun d’entre eux ne peut être considéré comme supérieur aux autres. La filiale n’est qu’une solution de présence parmi d’autres qui doit être choisie en fonction de critères ayant à voir avec l’entreprise, le pays d’accueil et le potentiel d’affaires.
De plus, il ne faut pas oublier d’incorporer les coûts du contrôle dans les calculs servant à sélectionner un mode de présence. Surtout pour les PME, il convient (sauf rare exception) de bannir la solution filiale dans les pays à risque extrême tels que la Chine. Plusieurs solutions alternatives existent pour profiter du fort potentiel de ces marchés. Un bureau de vente est à privilégier lorsque des stocks ne sont pas nécessaires.
Sans stock, avec une trésorerie infime et facilement contrôlable, le bureau de vente minimise la valeur des actifs exposés tout en assurant le même niveau de promotion commerciale et de support technique qu’une filiale.
Par ailleurs, de très nombreuses entreprises choisissent d’être représentées par une firme locale. Un bon suivi des relations d’affaires avec ces distributeurs ou agents assure aux exportateurs un degré de contrôle (5) sur leurs opérations internationales souvent supérieur à ce qu’ils pourraient obtenir avec des filiales et ce, pour une fraction du coût de fonctionnement.


(1) Le nom a été changé
(2) Ganne B., Pénard J.P. & Lecler Y. (2006), Clics et Déclics – S’implanter en Chine et au Japon, Autres Regards
(3) Obadia C. & Vida I. (2006) “Endogenous Opportunism in Small and Middle-Sized Enterprises’ Foreign Subsidiaries: Classification Scheme and Research Propositions”, Journal of International Marketing, Vol. 14, No 4, pp. 57-86.
(4) Obadia C. (2012) “Foreignness-Induced Cognitive Disorientation”, Management International Review, DOI 10.1007/s11575-012-0149-9.
(5) Bello D. C., & Gilliland D. I. (1997). The effect of output controls, process controls and flexibility on export channel performance. Journal of Marketing, Vol. 61(January), pp. 12-38.

Article du Moci – N° 1940 – 16 mai 2013 (version PDF) : “Alerte à la délinquance économique”

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