Transformer les défis en opportunités



Co-fondatrice de Jumia – « l’Amazon africain » – au Nigeria et en Côte-d’Ivoire, Fatoumata Ba était l’invitée de la Fabrique de l’Exportation le 23 janvier 2018. Entretien avec une entrepreneure visionnaire qui a vu des opportunités là où d’autres ne voyaient que des obstacles.

Comment Jumia a-t-il démarré ?

Jumia est une aventure collective lancée en 2012 par une équipe de co-fondateurs réunis par une même vision : celle de créer un géant du e-commerce en Afrique. Au début, les investisseurs du continent et les financiers du développement n’y croyaient pas. Notre premier tour de table était plutôt hétéroclite : un milliardaire russe, un fond américain, le groupe de téléphonie mobile suédois Millicom, l’incubateur allemand Rocket Internet… Notre première mission était de tester le e-commerce sur trois à cinq marchés. Quelques mois plus tard, nous étions présents au Nigeria, en Egypte, au Kenya, en Côte-d’Ivoire et au Maroc… Et Jumia rencontrait une très forte adhésion du fait de l’écart entre l’offre existante et la demande. La classe moyenne africaine existe et a une exigence de consommation aussi qualitative que dans le reste du monde. Il manquait une offre de produits de qualité, de marque, au bon prix et livrés à domicile.

Comment l’entreprise s’est-elle développée ?

Grâce à la confiance de Millicom, qui nous a donné 40 M€, la deuxième étape a consisté à faire de l’hyper-croissance sur les marchés existants, à porter à sept pays le portfolio de l’activité e-commerce, et à tester de nouveaux services de livraison de nourriture et de réservation de voyages. Nous avons ainsi lancé Jumia Food et Jumia Travel, aujourd’hui présents dans plus d’une dizaine de pays et leaders sur leur marché. Un pari réussi grâce à beaucoup d’apprentissage et d’expérimentations à petite échelle avant de lancer la phase d’accélération.
Nous avons ensuite levé 120 M€ auprès de l’opérateur télécom sud-africain MTN pour poursuivre notre expansion et tester le marché des petites annonces. Nous avons lancé Jumia Deals (notre « Bon coin »), Jumia House (« Se loger »), Jumia Cars (automobile) et Jumia Jobs (emploi) dans une dizaine de pays en quelques semaines… Alors que jusque-là il nous fallait de trois à six mois pour lancer une « business line » dans un seul pays.
L’aventure a continué en 2016 quand Orange, Axa, la Caisse des dépôts et Goldman Sachs ont rejoint notre tour de table, avec une levée de fonds de 425 M€. Jumia est devenue la première « licorne » africaine, avec une valorisation d’un peu plus d’un milliard d’euros. L’objectif est de continuer à développer notre portfolio de pays et de tester désormais les services financiers…

Quels sont les principaux défis que vous avez dû relever ?

Le premier a été celui de la confiance : les Africains n’étaient pas prêts à payer en ligne par carte bancaire. De plus, le taux de bancarisation reste faible en Afrique. Nous avons donc dû lancer le « cash and delivery » avec paiement à la livraison.
Deuxième défi : la logistique. En Côte-d’Ivoire, nous avons d’abord travaillé avec les postiers et leurs motos, en prenant en charge l’entrepôt, les process, l’infrastructure IT et le call center. Cela a marché mais comme c’était un peu aléatoire, nous avons ensuite intégré tous les acteurs de type Fedex ou UPS, puis les PME de transport locales, lesquelles peuvent désormais se connecter à la plateforme Jumia. C’est un exemple de défi transformé en opportunité.
Autre exemple : le paiement. Au-delà du « cash and delivery », notre objectif est bien sûr d’intégrer de plus en plus de choix dans les moyens de paiement. Nous proposons les solutions mobiles de nos partenaires MTN, Millicom et Orange… Et nous avons même créé Jumia Pay, le premier « wallet » d’Afrique, sur lequel nous fondons de grandes ambitions. Le financement, qui servait au départ à contourner une contrainte, est donc devenu un business à part entière.

L’accès limité à Internet n’a-t-il pas été un frein ?

En Afrique, le taux de pénétration d’Internet se situe autour de 25 à 30 % en moyenne, mais les gens sont débrouillards, utilisent les « télécentres » et surtout les téléphones portables – ces derniers générant 80 % des connexions à notre site. C’est pour cette raison que nous avons immédiatement lancé notre application mobile. C’est aussi pour cela que nous avons noué un partenariat avec MTN en plaçant un agent Jumia dans les boutiques de l’opérateur pour montrer les services internet aux clients venus achetés une puce de téléphone et patientant dans la file d’attente. Aujourd’hui, c’est devenu un canal de distribution physique à part entière au Nigeria, en Côte-d’Ivoire et au Cameroun.
Nous avons également créé la « Junior Force » : des ambassadrices équipées de tablettes qui vendent à leur famille ou dans leur quartier et perçoivent une commission, avec un système pyramidal. De 120 personnes en 2014, elles sont passées à 60 000 fin 2017, dont 45 000 au Nigeria. C’est une formidable aventure humaine qui a contribué à rendre leur dignité à de nombreuses femmes africaines. C’est aussi un système très intéressant en termes d’efficacité marketing.

La Fabrique de l’Exportation