Exportateur – importateur : quand la coopération tourne au fiasco


La recherche considère la coopération entre exportateur et importateur  comme une  garantie de performance export. Mais il existe aussi une face cachée, un côté obscur et des effets négatifs dans la coopération. Les explications de Claude Obadia, professeur en International Business à l’ESCE. 

 

Dans quel contexte académique vos recherches s’inscrivent-elles ? 

En France, la majorité des enseignements sur le commerce international privilégient une approche logistico-financière, une approche qui date du XVIIe siècle. Dans la recherche, les choses ont évolué dans les années 1960, avec une thèse du MIT sur la performance export et les déterminants de cette performance, internes à l’entreprise ou liés à l’environnement. Ces travaux ont trouvé leur application dans les « diagnostics export ». Dans les années 1990, la recherche a commencé à regarder l’export avec le regard d’un manager export : en considérant la performance – et la façon d’atteindre cette performance – marché par marché. Dans les années 2000, en intégrant le marketing relationnel, les chercheurs ont étudié les relations sociales entre l’exportateur et l’importateur. Ces relations sont établies le plus souvent sur le long terme (8 à 10 ans en moyenne) et revêtent une grande importance pour le succès à l’international. 

Comment définit-on la coopération ? 

Avec la confiance, la coopération est le principal pilier de la qualité d’une relation entre exportateur et importateur. Elle va plus loin que la simple collaboration, elle inclut une dimension positive d’esprit de coopération, de volontarisme, de participation continue. La coopération peut être vue comme « une norme relationnelle bilatérale », structurée par des attentes des deux parties. Attentes sur le travail en commun, l’entraide et la participation de chacun à la réalisation des objectifs de l’autre. Les études qualitatives montrent également que la coopération implique notamment de poser les problèmes sur la table et d’en discuter, chacun donnant son opinion lors d’échanges francs, où s’expriment des points de vue différents et des expériences diverses, sans passivité de l’une des deux parties. 

Que nous apprennent vos recherches sur l’effet de la coopération sur la performance ? 

En 2008, ma première étude sur la coopération, fondée sur une analyse statistique de données collectées auprès d’exportateurs, a confirmé que la coopération était un élément très important pour améliorer la qualité de la représentation… Et qu’elle donnait encore de meilleurs résultats lorsqu’on traverse des épreuves, par exemple si l’on devait relancer l’activité après une mauvaise année. 

La littérature académique considérait alors que la coopération avait un effet direct sur la performance à l’export, en générant plus de ventes et plus de profits. Mais au cours de mon expérience professionnelle de responsable export, j’avais pu constater que cela ne marchait pas toujours : dans certains cas, il pouvait exister une coopération poussée, une confiance totale et même des relations amicales avec l’importateur, sans que les ventes ne décollent. J’ai relancé un processus d’études, avec des échantillons d’entreprises exportatrices de plusieurs pays, et nous avons constaté, en 2011, qu’il n’y avait pas d’effet direct de la coopération sur la performance économique à l’export, mais que cela passait obligatoirement par la performance distributive de l’importateur, c’est-à-dire par l’effort de représentation (humain et financier) du distributeur. C’est la qualité de cet effort qui explique l’effet indirect de la coopération sur la performance. 

En 2017, j’ai ensuite publié une étude qui montrait que la coopération permettait de contrôler les comportements opportunistes – lorsque l’un des deux protagonistes de l’échange profite de sa relation avec l’autre pour augmenter ses profits en nuisant à la performance de l’autre. Dans cette étude, nous avons également montré qu’il existait un effet direct de la coopération sur la durée des relations : les relations coopératives durent plus longtemps. 

Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser aux effets négatifs, et au côté obscur de la coopération entre exportateur et importateur ? 

En 1992, un article paru dans la Harvard Business Review, écrit par le PDG de Caterpillar, est devenu mythique. Cette multinationale présente la particularité d’être représentée à l’étranger par des distributeurs indépendants, avec lesquels elle entretient des relations de très long terme, remontant parfois à plus de cent ans. Cet article a contribué au mythe de la coopération : il décrit une relation fusionnelle entre un exportateur présent dans le monde entier et ses distributeurs. Mais plusieurs années plus tard, Caterpillar a menacé de rompre les contrats avec ses distributeurs car la situation s’était profondément dégradée : le mythe se fissure. Il faut savoir que dans ce cas, la coopération était allée très loin : Caterpillar avait accès à tous les comptes de ses distributeurs et avait même un droit de regard sur les décisions de successions familiales de ses concessionnaires. Par ailleurs, dans mon étude de 2011, j’ai constaté qu’il pouvait exister un effet direct rémanent négatif de la coopération, ce qui m’a incité à creuser le sujet. 

Dans quelles circonstances, la coopération peut-elle avoir des effets négatifs ? 

Dans les années 2000, plusieurs travaux se sont intéressés aux effets cachés et éventuellement pervers des relations sociales, notamment aux problèmes associés à la confiance. Quand on fait confiance, on a tendance à réduire le contrôle, et on ouvre ainsi la porte à des abus, à des comportements contre productifs ou opportunistes. 

De mon côté, j’ai lancé une étude, utilisant des techniques statistiques pointues, qui a confirmé que la coopération avait bien un effet indirect sur la performance de l’exportateur, via l’effort du distributeur. Mais, plus surprenant, ces analyses ont également montré que cet effet s’inversait avec l’augmentation du niveau de la coopération : à des niveaux faibles à modérés, l’effet était effectivement positif… Puis, à un moment donné, la coopération n’avait plus d’effet… Et quand la coopération atteignait des niveaux élevés, son effet devenait négatif.

Comment des entreprises qui coopèrent activement et en toute bonne foi en arrivent-elles à dégrader ainsi leurs performances économiques? 

Il existe plusieurs explications. D’abord, quand on a une bonne relation d’affaires, on essaie de la préserver, on n’a pas envie de créer des conflits et on a tendance à mettre les problèmes sous le tapis : la coopération patine et cela nuit à la performance. De plus, quand on veut aller trop loin dans l’entraide pour atteindre les objectifs de chacun, on peut se retrouver dans une situation où on en arrive à sacrifier un peu ses propres objectifs. Dans les relations d’affaires établies de longue date, avec les mêmes équipes, il existe également une tendance à la pensée unique et à la perte de sens critique. Les points de vue différents et les expériences diverses, qui faisaient la richesse de la relation au début, ont disparu. 

Mais le problème essentiel que nous avons identifié est celui de la familiarité : c’est l’ennemi n°1 dans les relations d’affaires export. Il survient quand on ne fait plus vraiment la différence entre sa propre entreprise et celle de l’autre, quand on finit par donner des instructions comme si l’on était chez soi… Or, quand on interroge les distributeurs, dans différents pays, l’un des sentiments les plus forts qu’ils expriment est la notion d’indépendance et de souveraineté. Si l’on y porte atteinte par une trop grande familiarité, on génère des réactions négatives. C’est la principale cause de l’effet négatif de la coopération à un niveau très élevé. Nous avons pu aussi vérifier que la trop grande promiscuité, les rapprochements trop poussés, les imbrications réduisent la performance. Ces résultats sont importants sur le plan pratique. Dans nos échantillons, plus de 50 % des exportateurs étaient allés trop loin dans la coopération et avaient déjà atteint le stade de ses effets contre productifs.

 

Télécharger à l’interview de Claude Obadia, professeur en International Business à l’ESCE