La renaissance industrielle française : chimère ou réalité ?


Peut-on sérieusement envisager une renaissance industrielle française et une vague significative de relocalisations ? Entretien avec Anaïs Voy-Gillis, docteure en géographie de l’Institut Français de Géopolitique et consultante industrie chez June Partners.

Pourquoi pensez-vous qu’il faut d’abord analyser la désindustrialisation avant d’imaginer une éventuelle renaissance industrielle ?

Il est important de porter un autre regard sur la désindustrialisation, de revenir sur ce qu’elle a été et sur ses causes profondes. Car tant qu’on n’aura pas écrit ce récit collectif de la désindustrialisation, il sera difficile d’engager un vrai renouveau industriel. Dans le débat public, on entend communément que la désindustrialisation est liée à des éléments macro-économiques, comme le coût du travail ou la productivité. Mais il s’agit également d’un choix que nous avons fait, à un moment, collectivement –en partie de manière implicite – de nous détourner de l’industrie au profit d’une société post-industrielle. Même si ce choix a été moins affirmé qu’au Royaume-Uni, nous n’avons pas misé sur l’industrie, comme l’a fait l’Allemagne à partir des années 1990. Ce récit doit aussi permettre de prendre conscience de l’impact de la désindustrialisation sur la déstructuration des territoires, sur la dépendance productive et technologique de notre pays et sur l’éclatement des chaînes de valeur. La crise que nous traversons est venue nous rappeler avec violence notre situation de dépendance. Si elle s’en suit d’une volonté de réindustrialiser la France, elle ne doit pas exclure cet examen de conscience.

Quelles sont les responsabilités des pouvoirs publics et des entreprises dans ce choix ?

A partir du milieu des années 1970, l’État français s’est détourné de l’industrie tout en maintenant des politiques industrielles, souvent éclatées sur différents sujets, mais sans stratégie ambitieuse. Le contexte européen a apporté une nouvelle complexité et alors qu’il faudrait espérer une fiscalité harmonisée à l’échelle des 27 États membres, nous assistons à une concurrence accrue entre États autour de la fiscalité et des normes sociales. Nous avons aussi en France un système d’aides pléthoriques et illisibles. Cette situation est problématique pour plusieurs raisons : un effet de saupoudrage avec beaucoup de dispositifs mais souvent faiblement dotés, un ruissellement qui n’est pas toujours efficient et une inégalité entre les entreprises qui ont les moyens d’aller chercher les aides et celles qui ne les ont pas. De leur côté, les entreprises, notamment les grands groupes, ont sous-investi dans l’outil productif, dans l’innovation et dans la formation des salariés. Le sous-investissement est également lié au fait que pour certaines entreprises, le site français n’apparaissait plus comme un lieu pertinent d’investissements. Par conséquent, l’outil industriel est vieillissant, donc plus adapté aux nouveaux enjeux et peinent à répondre à l’évolution des attentes des clients. De plus, dans certains cas il y a eu des erreurs stratégiques qui ont entraîné des défaillances d’entreprises. Vis-à-vis de leur écosystème d’ETI et de PME, certains grands groupes français ont été pendant longtemps plus dans une attitude de prédation que de coopération. Le cas des délais de paiement est un bon exemple pour illustrer cela. Enfin, il existe une déconnexion entre certaines offres et les attentes du marché avec des modèles économiques qui ne sont plus viables.

Quel a été le rôle des banques et des consommateurs ?

Les acteurs bancaires ont aussi leur part de responsabilité. Ils connaissent souvent peu les entreprises et les territoires. Ainsi certaines PME et ETI ont ainsi du mal à trouver les financements dont elles ont besoin, en particulier quand elles entrent dans une zone de turbulence. Enfin, la « responsabilité » des consommateurs est un sujet assez peu abordé. Les consommateurs français se sont détournés des produits français, notamment pour des raisons de pouvoir d’achat, mais aussi de qualité des produits français au regard des prix appliqués. Mais aujourd’hui, si on veut une renaissance industrielle, il va falloir se poser la question de la demande intérieure pour les produits « made in France ». Les consommateurs doivent intégrer d’autres facteurs : l’environnement, la rapidité de livraison, la qualité, etc. Nous allons devoir nous questionner sur les choix et les sacrifices que nous sommes prêts à faire pour soutenir notre industrie. Néanmoins, on sait également qu’aujourd’hui le différentiel de prix entre un produit réalisé en France et un réalisé en Asie n’est plus aussi important. Au-delà des consommateurs, la question de privilégier des produits français se posent également pour les achats des entreprises et les achats publics. Par ailleurs, qui dit « re-produire en France » dit aussi acceptabilité du risque industriel. Compte tenu des nombreuses représentations négatives de l’industrie dans l’opinion publique, la renaissance industrielle va aussi se heurter à cette question : qui est prêt à accepter une usine près de chez lui ?

Quel est l’impact du contexte géopolitique ?

Au-delà de la crise du Covid-19, des tendances de fond sont à l’œuvre depuis quelques années : certains industriels s’interrogent sur la pertinence de produire trop loin de leur marché. La crise de 2008-2009 a marqué une forte évolution du cadre. De nouvelles technologies émergent. La concurrence internationale s’intensifie, sur fond de guerre commerciale entre la Chine et les USA. Cette instabilité amène certaines entreprises à penser à relocaliser ou à régionaliser leur production. Certains États comme la Chine mettent aussi en place des stratégies offensives pour gagner des marchés, ce qui incite à revoir les stratégies des entreprises et des États en matière industrielle. L’ampleur de ces changements et l’impact de la numérisation amplifient le besoin d’apporter de nouvelles réponses et d’écrire un nouveau chapitre de la création de valeur industrielle.

Quels peuvent être les leviers de la renaissance industrielle ? 

Les relocalisations pourront suivre différentes logiques. La première est liée à la souveraineté et concerne certains biens jugés stratégiques, comme les médicaments. Ces relocalisations seront donc plutôt impulsées par les pouvoirs publics. La deuxième logique est celle de l’empreinte industrielle : des groupes vont repenser l’organisation de leur production à l’échelle mondiale, ce qui peut profiter dans certains cas au territoire français, par exemple dans l’automobile, mais sans certitude. La sécurité économique peut être aussi un moteur pour la relocalisation : il s’agit ici de rechercher la qualité des produits ou de sécuriser les approvisionnements afin d’éviter toute rupture en cas de nouveau choc. L’image peut également justifier une relocalisation, notamment pour des produits à forte valeur ajoutée, pour lesquels le fait de produire en France apporte de la valeur, comme dans l’industrie du luxe. Enfin, l’innovation peut changer les termes de l’équation économique : les entreprises qui se doteront de nouveaux services technologiques auront un avantage compétitif.

Au-delà du sujet des relocalisations, la renaissance industrielle va reposer sur une capacité à moderniser l’outil productif national afin de gagner en productivité et en agilité et d’être en capacité de produire des petites séries, voire des produits unitaires, au prix de la grande série. Il y a également un sujet de positionnement des entreprises et d’offres : au-delà de la différenciation par l’innovation, la personnalisation du produit et l’association d’un service au produit sont également des pistes à explorer.

Quels sont les grands enjeux de cette renaissance industrielle ?

Le premier enjeu, c’est de préserver et de renforcer la base productive nationale. De nombreuses PME et ETI vont être fragilisées par la crise. Avant de penser à relocaliser, il s’agit de préserver notre base et de nous assurer qu’elle est capable de rebondir. Le deuxième enjeu, c’est d’identifier les industries clés pour garantir la souveraineté de demain, les biotechnologies par exemple. Et de les préserver, à la fois d’OPA hostiles et de la tentation d’entrer à nouveau dans le cycle infernal des délocalisations pour abaisser les coûts de production. L’aspect environnemental doit aussi être intégré comme un levier de différenciation et de création de valeur. Enfin, il faut adopter une approche systémique : si on veut assurer une résilience de notre tissu productif et développer de nouvelles activités, il faut connaître la chaîne de valeur et être capable de la maîtriser de bout en bout. Ou, au minimum, de sécuriser les approvisionnements critiques.

Quels sont aujourd’hui les principaux signes d’espoir ? 

Les évolutions des attentes des consommateurs, à la recherche de personnalisation et de services associés, peuvent créer des opportunités. Le groupe Salomon produit des chaussures de running conçues sur mesure pour la morphologie spécifique du pied des coureurs. Dans le domaine de la cosmétique, des groupes comme L’Oréal développe des unités permettant de produire des crèmes directement dans le magasin et répondant aux spécifications des clients. Il s’agit aussi de donner une valeur supplémentaire à son produit en ajoutant une couche de services. Il existe également une recherche de rapidité et de qualité qui peut amener à repenser les chaînes de production pour produire au plus près des marchés. Les évolutions technologiques dans le traitement de la donnée permettent aussi de mieux connaître ses clients et de mieux maîtriser ses processus de production. De nouvelles briques technologiques dessinent l’industrie du futur : cloud, robots, internet des objets, machine learning, etc. Autant de leviers potentiels de productivité et de création de nouveaux modèles économiques.

Pour moi, la renaissance industrielle est vraiment un projet de société, au service de la cohésion sociale et territoriale. Mais plutôt que de relocalisation, sans doute devrait-on plutôt parler de régionalisation, en intégrant l’Europe occidentale, l’Europe centrale et orientale, et aussi les pays du Maghreb. L’Allemagne nous a démontré la résilience de son système productif. Ces industriels ont su intégrer les PECO dans leur schéma directeur. Ainsi, pour favoriser le renouveau de l’industrie en France, nous devons être en mesure d’élargir notre écosystème productif. La régionalisation des productions est une tendance de temps long, mais elle est une chance réelle pour l’Europe. A nous de nous en saisir pour faire renaître notre industrie nationale.

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