Internationalisation des multinationales des économies émergentes : des processus hétérogènes


Internationalisation des multinationales des économies émergentes : des processus hétérogènes

 

Les entreprises multinationales des économies émergentes (EEMNE) jouent un rôle croissant dans le commerce international. Mais que savons-nous des chemins qu’elles empruntent pour s’internationaliser ? Le travail d’Aditi Sarkar Sengupta, doctorante en management stratégique et international à l’Université technique de Munich, et d’Ingo Kleindienst, professeur de stratégie et de commerce international à l’Université d’Aahrus, au Danemark, permet d’y voir plus clair. Entretien.

Les entreprises multinationales des économies émergentes (EEMNE pour Emerging Economies MultiNational Enterprises) prennent une importance croissante dans le commerce mondial. Quelles sont les questions posées par cette croissance rapide ?

Ingo Kleindienst : Les leaders ou challengers mondiaux issus des économies émergentes sont nombreux, notamment en Chine et en Inde, mais pas seulement. On peut citer notamment des sociétés comme Reliance, Huawei, Weg, Sab Miller, Infosys, Gazprom, Tata, Lukoil, Naspers, Vale, Cemex, Petrobras, ou encore Xiaomi, société chinoise créée en 2010 et passée en 2021 devant Apple pour la vente de smartphones, se hissant au 2e rang mondial derrière Samsung.

Plus globalement, la part des entreprises issues des économies émergentes dans l’index Fortune Global 500 – qui classe les 500 plus grandes entreprises du monde par leur chiffre d’affaires – est passée de 5 % dans les années 2000 à 20 % dans les années 2010, et devrait atteindre, selon certaines études, 45 % à 50 % d’ici deux ou trois ans. C’est un changement profond dû en particulier à l’internationalisation rapide des grandes entreprises des économies émergentes. La part des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) dans le PIB mondial est passée de 17 % en 1995 à 26 % en 2010, pour atteindre 32 % en 2023. Dans ce contexte de montée en puissance des BRICS, il est essentiel de comprendre les processus de croissance internationale des EEMNE, ne serait-ce que parce que celles-ci ont quadruplé leurs revenus à l’international entre 2005 et 2014. Comment ont-elles atteint cette croissance ? Et que savons-nous des processus de leur internationalisation ?

 

Quelles sont les questions qui ont guidé votre recherche sur ce sujet ?

Aditi Sarkar Sengupta : Nous avons abordé cette recherche en nous posant les questions suivantes : quel chemin les EEMNE ont-elles emprunté pour s’internationaliser ? Quels facteurs ont rendu certaines plus efficaces que d’autres ? Et leurs stratégies d’internationalisation sont-elles différentes de celles des multinationales des économies développées (DEMNE) ? Pour traiter ces questions en réalisant une revue de la littérature académique, nous avons identifié 125 articles de recherche pertinents à l’aide d’un processus systématique. Puis nous avons développé un cadre analytique intégrant d’une part les facteurs liés au pays d’origine, au secteur d’activité et à l’entreprise – considérés comme les déterminants de l’internationalisation – et d’autre part les questions clés qui sous-tendent les processus d’internationalisation : où ? (dans quels pays ?) comment ? (via quel mode d’entrée ?) quand ? (avec quel timing et à quelle vitesse ?) et combien ? (jusqu’à quel degré d’internationalisation ?). Nous analysons ainsi comment chacun de ces facteurs impacte les questions clés du processus d’internationalisation.

 

Comment les caractéristiques du pays d’origine conduisent-elles à un processus hétérogène d’internationalisation des EEMNE ?

Aditi Sarkar Sengupta : Si l’on considère les facteurs institutionnels, force est de constater que les institutions ne sont généralement pas d’une haute qualité dans les économies émergentes : elles sont souvent peu organisées et peu robustes. Mais ces institutions peuvent favoriser l’internationalisation des entreprises via différentes politiques. Par exemple, le groupe d’électronique TCL a reçu le soutien politique et financier du gouvernement chinois pour acquérir Schneider et fusionner avec Thomson. Les institutions peuvent aussi créer un environnement local qui force les entreprises à aller chercher leur croissance ailleurs que sur leur marché domestique. Face à la lenteur de la croissance des investissements chinois dans les infrastructures de télécommunications et à la pression de l’innovation technologique dans ce secteur, Huawei a ainsi été obligé de s’internationaliser sur des marchés développés.

Les facteurs économiques et politiques influencent également les process d’internationalisation. Cela a été le cas par exemple des changements de politique de la Chine en matière d’accès aux marchés commerciaux pour la technologie. A la fin des années 1980 et au début des années 1990, des joint-ventures ont été créées au niveau des provinces avec des DEMNE (la firme chinoise détenant 51 %). A la fin des années 1990, cette politique a été étendue à d’autres provinces chinoises. Et puis, au début des années 2000, une fois que les entreprises chinoises ont acquis les compétences et les ressources technologiques pour devenir des compétiteurs sur le marché international, la Chine a mené une politique de « mondialisation » encourageant les fusions et acquisitions à l’étranger, notamment sur les marchés des pays développés.

Il existe aussi des facteurs infranationaux : certaines politiques à l’échelle de la province ou de la région peuvent favoriser les entreprises de cette province.

Comment les facteurs liés au secteur d’activités influencent-ils ces processus ?

Aditi Sarkar Sengupta : Ces facteurs peuvent créer des effets d’entraînement ou au contraire des effets de concurrence. Dans le premier cas, l’afflux de DEMNE sur le marché intérieur de l’économie émergente engendre des interactions réussies, des collaborations et des échanges technologiques entre les fournisseurs locaux et les DEMNE. En acquérant progressivement, grâce à ces échanges, de nouvelles compétences et ressources technologiques, les entreprises locales peuvent alors se positionner à l’international avec une approche radicale et passer du statut fournisseurs en aval d’OEM à celui de concurrents à l’échelle mondiale. Dans les industries automobiles chinoise et indienne, par exemple, les joint-ventures créées à la fin des années 1980 par SAIC avec Volkswagen et Maruti avec Suzuki ont permis aux entreprises locales de mettre à niveau leurs process au contact de ces leaders mondiaux, puis d’investir dans leur propre R&D, et enfin d’exploiter les capacités ainsi acquises pour se mondialiser via des fusions et acquisitions.

A l’inverse, certaines entreprises locales peinent à concurrencer les DEMNE arrivées sur leur marché domestique. Elles perdent des parts de marché, du capital humain et de la rentabilité. Ce qui les oblige à aller sur de nouveaux marchés, notamment des économies développées.

 

Et quels sont les impacts des facteurs liés à l’entreprise ?

Aditi Sarkar Sengupta : Les facteurs liés à l’entreprise comprennent les ressources tangibles et intangibles. La taille est un facteur important : ce sont en effet les grandes EEMNE qui réalisent les premières acquisitions hors de leurs frontières dans une vague d’internationalisation. Par exemple, l’Inde a connu l’une des plus grosses acquisitions jamais réalisées avec le groupe Tata : Tata Steel (5 milliards de dollars de CA) a acquis Corus (18 milliards de dollars de CA) en 2007, pour 12 milliards de dollars, payés cash, grâce à son appartenance au conglomérat géant Tata Group.

Des facteurs comme l’expérience ou le réseau impactent aussi le processus d’internationalisation par le biais de deux phénomènes : l’« augmentation » ou l’« exploitation ». Par exemple, le constructeur automobile chinois Geely a augmenté ses ressources en acquérant une DEMNE, en l’occurrence Volvo en 2010. Il s’agissait pour lui d’acquérir des capacités technologiques pour les installations de production, mais aussi de rechercher de l’efficacité et des actifs stratégiques. Puis Geely a fondé Polestar en 2017, un constructeur mondial de véhicules électriques haut de gamme. Son homologue indien Tata a également augmenté ses ressources en rachetant des DEMNE : l’acquisition de Daewoo en 2004 lui a permis d’acquérir un marché et une capacité de production de véhicules utilitaires, et celle de Jaguar – Land Rover en 2008 d’acquérir un segment premium, une image de marque, des capacités technologiques et des actifs stratégiques.

Une autre stratégie pour les EEMNE consiste à exploiter leurs ressources pour aller sur des marchés d’autres économies émergentes, en utilisant l’avantage de leur connaissance des environnements institutionnels complexes. Ainsi, le groupe indonésien Ciputra s’est développé dans l’immobilier en exploitant les vides institutionnels et en se substituant au gouvernement de son pays. Puis il a utilisé son expérience de ce marché difficile pour appliquer son modèle économique à d’autres économies émergentes présentant également des vides institutionnels, comme le Vietnam et le Cambodge.

Les ressources humaines ont également un impact, en particulier l’expérience et personnalité du PDG et du top management : expérience internationale, réseaux internationaux, propension à prendre des risques, liens politiques dans le pays d’origine… Les capacités de prise de risque et la vision du fondateur ont ainsi motivé les stratégies d’expansion de Ciputra.

Les ressources financières renvoient au type de propriété de l’entreprise. La plupart des EEMNE proviennent de groupes d’entreprises ou de conglomérats, et bénéficient du pouvoir financier du groupe pour leur internationalisation. Les entreprises familiales présentent souvent une aversion au risque : elles veulent absolument garder le contrôle de l’entreprise et ne sont pas enclines à prendre des décisions radicales en matière d’internationalisation. Les entreprises étrangères, au contraire, ont plus tendance à s’internationaliser. Quant aux entreprises d’Etat, typiques de la Chine, leur décision de s’internationaliser vient du gouvernement : c’est une stratégie de l’Etat et non une stratégie de l’entreprise.

 

Les entreprises des économies émergentes empruntent-elles la même voie que celles des économies développées dans leur processus d’internationalisation ?

Aditi Sarkar Sengupta : Les DEMNE suivent généralement un processus d’internationalisation progressif (modèle d’Uppsala), au cours duquel l’engagement à l’international augmente par étapes, au cours du temps : exportation, représentation par un agent indépendant, création d’une filiale de vente, puis d’une usine… Elles se développent d’abord dans les pays développés les plus proches, puis dans des pays de plus en plus éloignés au fur et à mesure qu’elles acquièrent des compétences et de l’expérience en matière d’internationalisation, à l’image par exemple de Volvo ou d’Ikea.

Les processus d’internationalisation des EEMNE différent sensiblement de ce modèle classique. Les entreprises des économies émergentes qui obtiennent le plus de succès à l’international sont capables de prendre des décisions radicales et d’engager des investissements très importants pour aller sur les marchés des économies développées, en particulier via des acquisitions. L’internationalisation débute souvent ainsi par une décision radicale d’investissement direct à l’étranger. L’entreprise multinationale acquiert ainsi des ressources, des connaissances et de l’expérience qu’elle peut transférer sur son marché domestique. La mise à niveau de ses compétences, centrée sur le marché domestique, lui permet ensuite de se projeter à nouveau à l’international avec des capacités plus fortes. Autrement dit, un tremplin à chaque étape accélère la croissance internationale des EEMNE. Cela a été le cas par exemple pour Tata Motors. Fondé en 1945, le constructeur automobile indien s’internationalise pour la première fois aux Etats-Unis en 2001, puis en Corée du Sud en 2004, des marchés très éloignés, en contradiction avec le modèle traditionnel d’internationalisation progressive. Puis dans la deuxième moitié des années 2000, c’est l’internationalisation tous azimuts : Chine, pays d’Europe, Canada, Japon, Russie…

 

Dans ce contexte, les DEMNE doivent-elles s’inquiéter ? 

Aditi Sarkar Sengupta : La formidable concurrence chinoise montre que les EEMNE ont connu une croissance beaucoup plus rapide que les DEMNE, et cela va continuer. Les EEMNE vont prendre des risques et élaborer des stratégies pour affronter les leaders établis des économies développées. Donc oui les DEMNE vont devoir partager le marché mondial avec les EEMNE…

 

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